Avec le Covid-19, les 3 prisons de la France
La prospective est l’art d’imaginer des futurs. Elle a un socle, la culture de l’entreprise comme celle d’un Etat. Et la première est forgée par la seconde. Avec la crise du Covid-19, la seconde – la culture d’Etat – caricature la première – la culture d’entreprise. Ce peut être un danger.
Dans l’entreprise, la réactivité en temps de crise est entrée dans les classiques de la formation et parfois de la mise en œuvre. Le secret tient souvent en deux mots : rapidité et unicité, souvent derrière un homme. Dans un Etat, ce devrait être le cas, derrière son dirigeant. Le moins que l’on puisse dire est que la rapidité et l’unicité ne sont pas les caractéristiques de la France dans cette crise du Covid-19. Au-delà de ce constat, la réaction de la France dans cette crise est à prendre en compte par les entreprises, elle les concerne tant la culture française est en question.
La crise du Covid-19 met en avant trois prisons dans lesquelles s’enferme la France.
Première prison : la suffisance
La Grèce est un pays que nous regardons de haut dans l’Union. C’est la population la deuxième plus âgée de l’Union, 55% des Grecs sont en surpoids ou obèse, l’hôpital compte 4,2 lits pour 1.000 habitants (8 en Allemagne), et depuis 2009, 18.000 médecins ont quitté le pays. Et c’est un pays sans véritable frontière simple à fermer. Tout pour être la victime désignée du Covid-19. Or, la Grèce, au 23 avril 2020, compte 12 morts par million d’habitants, contre 68 pour l’Allemagne, 178 pour la Suisse, 267 pour la France, 415 pour l’Italie. Aux premiers signes de maladie, chloroquine et l’antibiotique azithromycine sont prescrits, des médicaments à coût très bas.
Dès fin février le pays a appliqué l’interdiction des rassemblements et les gestes barrières ont été recommandé. Le confinement a débuté le 11 mars. Rapidité et unicité ont été remarquables en Grèce comme au Portugal, au Vietnam, en Corée, à Taiwan, à Singapour, en Israël. Ce dernier pays « bénéficie » de la menace permanente des pays voisins, une nécessité d’être prêt à répondre à tout risque.
La France n’a pour le moins pas été rapide pour au moins deux raisons qui concernent aussi l’entreprise : le principe de précaution a gangréné les esprits au point que toute décision est soumise à une foultitude d’organes élus ou administratifs au point que l’évaluation de la décision et de l’action est trop rarement faite, s’ajoute la lourdeur administrative (normes, processus, administrations diverses) qui tétanise l’action par crainte d’avoir sauté une étape et se retrouver devant le juge. Sur ce dernier point, aujourd’hui quasiment tout les ministres sont menacés d’être confrontés à la justice et les patrons de TPE/PME en ont des craintes justifiées.
La suffisance française ne contribue pas à l’ouverture à l’opinion d’autrui ou à d’autres expériences, appelé en entreprise le benchmarking.
Deuxième prison : le cartésianisme
Le cartésianisme, ou logique scientifique, est depuis 70 ans le passeport pour toute formation de qualité, qu’elle soit d’ingénieur, commerce, médecine. Les mathématiques en sont le passage obligé avec un niveau notoirement élevé. Le comité scientifique de cette crise était les premières semaines dans la bouche du président et du premier ministre comme la caution suprême de chaque décision. Jusqu’au jour où le quasi enfermement demandé des plus de 65 ou 70 ans et des personnes dites fragiles (un français sur quatre) a provoqué un chahut massif. Si mathématiquement le conseil scientifique avait raison, socialement et psychologiquement, il avait tort. Ce conseil n’a malheureusement pas été complété d’un conseil social (même s’il comporte un sociologue et un médecin généraliste). Reste que ses avis ne devraient concerner que le gouvernement. Leurs publications, notamment lorsqu’il les publie pour monter sa mauvaise humeur, sont néfastes à la clarté de la décision, la fameuse unicité.
Comme dans une entreprise, le débat est nécessaire mais ne concerne pas toute l’entreprise. Et la décision de l’entreprise n’est pas qu’une affaire de chiffres, elle est aussi une affaire humaine où l’intuition a sa part. L’intuition « expérientielle » du professeur Raoult (membre au départ du comité scientifique, justement) est à prendre en compte, qu’elle soit juste ou pas.
De fait, la Grecs ont suivi les recommandations du Pr Raoult, des recommandations pour pays pauvres. La France recommande de rester chez soi en cas de fièvre … qui doit disparaitre en quelques jours … puis en raccourcis de se rendre à l’hôpital … devenu exsangue. C’est une démarche de pays riche. Si l’expression « pays pauvre » gêne, il faut la remplacer par « start-up ». Les start-up se débrouillent avec les astuces et moyens du bord, les grandes entreprises se réfèrent à des processus … et ne savent plus innover.
Les normes, les processus, sont le gras de l’Etat comme de l’entreprise. Une entreprise peut mourir en bonne santé : c’est une « shrinking firm ». L’hôpital français peut mourir en bonne santé … L’échange sur l’application StopCovid est de même nature : la liberté avant la mort (pour paraphraser Kazantzakis).
Le cartésianisme enferme de plus en plus la culture française : la raison l’emporte sur la passion. Et c’est une grave erreur : à l’époque des réseaux sociaux la passion et l’émotion l’emportent dans l’opinion. Parfois trop.
Troisième prison : la déresponsabilité
En France, la responsabilité de référence est prise par l’Etat jacobin. L’Etat souvent haï est demandé systématiquement à l’aide. Pour prendre une caricature, aux Etats-Unis, lorsqu’une route croise une voie ferrée, un véhicule doit marquer l’arrêt, même dans le désert. En France, la responsabilité est reportée à la direction de l’équipement et/ou à la SNCF de poser si possible une barrière, une alarme lumineuse et une alarme sonore, voire des bandes rugueuses sur la chaussée. Cette déresponsabilisation favorise plus les droits que les devoirs des Français. Cette logique est tellement ancrée, que dans cette crise, la France aide plus les salariés en emploi suspendu que les entreprises qui les embauchent et qui créent la richesse pour les employer. En Allemagne ou en Angleterre on est dans la logique inverse.
Typiquement, dans le déconfinement annoncé pour mai 2020, la bonne prise en compte des mesures barrières entre dans une logique punitive pour celui qui ne les pratique pas et non pas dans des mesures incitatives, encourageantes à les pratiquer. Or dans une entreprise, les responsabilités et les encouragements sont nécessaires aux personnes et aux équipes. L’échec est admis en entreprise, surtout si l’on en tire les conclusions. L’échec est le fruit de la culture du risque. Ne pas prendre de risque, ne pas faire confiance est synonyme d’enfermement. En France, jusque très récemment, le dépôt de bilan d’un entrepreneur était accompagné d’une note dégradée à la Banque de France.
La responsabilité, la confiance, sont des valeurs cardinales de notre temps où l’individualisme se répand de plus en plus par la facilité d’accès apparent du savoir. Le meilleur exemple est celui de l’enseignement, bouleversé par le confinement. Classiquement, le maitre enseigne, l’élève récite. Avec le confinement, on pratique l’« école inversée » - le maitre vérifie que l’élève a appris et compris.
Suffisance, cartésianisme et déresponsabilité étouffent la France et par écho l’entreprise.
Belle leçon pour le futur. Surtout pour préparer l’après-Covid car le monde de fin 2020 sera en rupture avec celui de début 2020. Il faut imaginer ce nouveau monde et pour une bonne part entrer en modestie, écoute et choix de futur.
Je repars en plongée …
Philippe Cahen
Conférencier prospectiviste