Stratégie de déconfinement, le cas des télétravailleurs

François Lambotte & Laurent Taskin

Un texte issu du rapport réalisé par 123 chercheurs des onze universités belges, signé François Lambotte, professeur, Institut Langage & Communication, Université catholique de Louvain et Laurent Taskin, professeur, Louvain Research Institute in Management and Organisations & Louvain School of Management, Université catholique de Louvain.Dans une stratégie de déconfinement progressive, le télétravail peut apparaitre comme un moyen de ralentir le retour massif sur le lieu de travail. Cette note vise à éclairer la situation de cette catégorie de travailleurs, notamment en termes de risques psychosociaux. Elle offre une série de recommandations favorisant la poursuite du télétravail pour limiter la progression de la pandémie tout en limitant les risques d’augmentation des cas de mal-être psychosocial.Enjeux posés par le lockdownLes mesures de confinement actuelles imposent à une partie de la population occupée de poursuivre une activité professionnelle à distance, depuis son domicile. Dans certaines entreprises où cette modalité est possible compte-tenu de l’activité professionnelle, près de 100% des travailleurs sont devenus des télétravailleurs en l’espace de quelques heures. Or, cette modalité de travail ne s’improvise pas, ni pour les travailleurs, ni pour le management. Près de quarante années de recherche en sciences sociales ont balisé une pratique soutenable du télétravail et du management à distance autour de quelques principes clés :Une fréquence limitée . Ces recherches préconisent ainsi une fréquence de télétravail à domicile réduite à un voire deux jours par semaine, en fonction des activités qui sont à réaliser—et qui exigent un certain calme, censé être offert par le domicile à défaut d’en jouir « au bureau ». Cette fréquence est considérée comme « idéale » dans la mesure où elle permet de bénéficier des avantages de cette forme de flexibilité du travail (le sentiment de productivité, d’efficacité, d’autonomie, de conciliation entre sphères privée et professionnelle), tout en limitant ses effets négatifs (l’isolement social, essentiellement) (Bailey & Kurland, 2002 ; Taskin & Vendramin, 2004). Ces recherches ont largement montré qu’à titre individuel, les télétravailleurs arrivaient à « re-réguler » leur rapport au travail à leur bénéfice et à celui de l’employeur (Taskin & Edwards, 2007) qui trouve dans cette modalité d’organisation l’expression d’une agilité tant souhaitée et la diminution de certains coûts liés à l’occupation permanente des lieux de travail. Or, le lockdown impose pour les salariés qui le peuvent, un télétravail à 100%, une option jamais envisagée par la recherche scientifique. Par ailleurs, les conditions de ce télétravail sont loin d’être idéales notamment pour les salariés ayant des enfants. Comme l’illustre l’enquête en cours sur les pratiques de communication en période de crise, plus d’un tiers des répondants considèrent n’être pas en mesure de faire leur travail correctement (Annexe Q29).Une régulation managériale nécessaire du rapport au travail. Ces dix dernières années, les chercheurs en sciences sociales ont mis en avant le risque de transformation plus profond de la relation au travail en contexte de déspatialisation (Taskin, 2010) ou de distanciation (Sewell & Taskin, 2015). Lorsque l’on considère le travail collectif, au niveau de l’organisation et plus seulement des individus, un nouvel enjeu apparaît : comment gérer une équipe à distance, en préservant sa cohésion, son identification et les dimensions subjectives du travail (reconnaissance, sens, don de soi, etc.) ? Certaines recherches pointent ici le rôle déterminant du management qui est appelé à animer une équipe, à accompagner des personnes plus qu’à organiser au sens de la planification et du contrôle. La distanciation induit un sens différent aux actions managériales qui peuvent paraître plus intrusives, plus contrôlantes, moins « organisationnelles ». Car l’organisation est elle aussi moins sensible. C’est donc le rapport durable et soutenable au travail qui se joue dans la capacité du management à organiser le travail à distance. Or, une partie des managers qui ont à gérer des équipes à distance aujourd’hui n’étaient pas familier du télétravail.Une communication adaptée et soutenue par des pratiques cohérentes. Les recherches en sciences sociales portant sur les équipes géographiquement distribuées ont également démontré qu’une communication plus soutenue et structurée peut, dans une certaine mesure, compenser la distance et recréer un cadre de références (des repères, des règles, des valeurs) communes à aux membres d’une équipe (Fayad & Lambotte, 2012). Ces moments réguliers de réunions permettant à l’équipe de faire le point sur les tâches à réaliser mais aussi de partager sa réalité de « confinés », bref de maintenir le lien social au sein des équipes Cependant, le basculement rapide et massif vers le télétravail n’a pas permis aux entreprises d’équiper les salariés comme il se doit. Deux tiers des répondants font face à des problèmes d’ordre technique (voir annexe Q32).Enjeux liés au déconfinementLe déconfinement, en termes organisationnel, peut mener à une remise en question de la relation de travail . Les travailleurs qui ont eu le sentiment d’avoir été réduits à l’état de ressource qui devait produire coûte-que-coûte vont remettre en question le management, mais aussi la nature de leur rapport au travail. De même, celles et ceux qui ont souffert de l’isolement par manque de contacts, de messages de « prises de nouvelles », peuvent aussi se sentir durablement « accessoires » et peu visibles et revoir leur rapport au travail dans le sens d’une dé-socialisation (Taskin & Bridoux, 2010 ; Taskin, 2002). Le lien touché ici est celui de la reconnaissance : de ma personne, en tant qu’humain (qui a pris de mes nouvelles ?), de mon travail (l’effort, la manière, les conditions dans lesquelles j’ai dû travailler) plus que de son seul résultat forcément plus visible. Les recherches sur les équipes distribuées (Huang & Lambotte, 2009) montrent que ces problèmes sont exacerbés par la distance : sentiment d’iniquité dans la distribution du travail, de défiance et éclatement de conflits entre les membres d’équipes.Au stress généré par le confinement s’ajoute celui généré par l’incertitude post-crise. Comme le montrent les résultats de l’enquête en cours (annexe Q38), l’incertitude quant à l’avenir est très marquée auprès des répondants, toutes catégories confondues. A l’instar des études sur le mal-être psychosociaux en période de restructuration (Donjean et al., 2012), nous pensons que l’incertitude économique provoquée par la crise va être une source très importante de stress et de burn-out. Or, dans un temps de reprise du travail, les organisations devront pouvoir compter sur les énergies et la collaboration de tous et toutes—une collaboration mise à mal par la distanciation (Taskin & Bridoux, 2010).RecommandationsA court terme :1. Favoriser un retour progressif et par shift sur le lieu de travail . Concrètement, une partie de l’équipe de travail se retrouve une partie de la semaine « au bureau », et l’autre partie, l’autre partie de la semaine. Plusieurs variantes existent dans la progressivité (un à trois jours par semaine) et dans la composition des shifts (proportion de l’équipe concernée). Cette mesure permet de recréer du lien social et s’accompagne de mesures sanitaires visibles (nettoyage des postes de travail, des communs, etc.) ;2. Equiper adéquatement les (télé)travailleurs et remédier aux problèmes techniques encourus (en respect des dispositions légales—CCT85 & 85bis/A.R. 22/11/06 & 21/3/17—préciser la « politique télétravail » de l’entreprise et offrir à tous les mêmes conditions de travail) afin que le travail à distance soit possible pour tous ( soft et hard ware) ;3. Accompagner le retour au travail par (I) des temps de parole sur ce qui a bien fonctionné (en quoi nous sommes-nous toujours senti « équipe » à distance ? qu’est-ce qui a maintenu le lien ?) et moins bien fonctionné (si c’était à refaire), afin de faire émerger les difficultés vécues, y compris vis-à-vis et vu du management, mais aussi dans le non-travail et les épreuves que certains travailleurs ont pu traverser ; (II) un audit régulier des risques psychosociaux via enquêtes ; et (III) mise à disposition d’une cellule dédiée aux questions du « retour » au travail (anxiété liée au risque sanitaire, perte de sens du travail ou du collectif, etc.). Les équipes « RH » des entreprises ont un rôle important à jouer dans l’animation de ce processus et dans l’accompagnement des équipes et de leurs managers ;4. Communiquer régulièrement et factuellement sur la situation économique de l’organisation et les plans mis en œuvre pour maintenir l’activité économique ainsi que l’emploi. Notre enquête montre que, durant la crise, la communication factuelle du management satisfait les travailleurs. Poursuivre sur cette ligne est recommandé en période de crise.La DG Humanisation du travail du SPF Emploi, Travail et Concertation Sociale a un rôle très important à jouer pour accompagner les fédérations professionnelles dans l’analyse et la prévention des risques psychosociaux. En effet cette DG est depuis plusieurs décennies très en pointe sur ces thématiques.Dans le cas d’un maintien du télétravail à 100%, les points deux à quatre de nos recommandations restent valides. Nous pensons cependant qu’une attention particulière devra être portée à l’accompagnement des équipes et à la reconstruction du cadre de références. Cela passe par un rappel des rôles, une évaluation régulière de la répartition des tâches, un maintien des interactions respectueuses et une reconnaissance des efforts consentis par chacun.A moyen terme :Repenser le style de management et la culture afin de permettre une gestion des équipes et des personnes en partie à distance, dans le respect des objectifs de l’organisation et de l’autonomie des personnes. Cela implique de :- Baliser ces pratiques et d’accompagner les managers et les travailleurs (via des formations ad hoc, entre autres) ;- Développer un Management Humain qui garantisse aux travailleurs et managers la visibilité et la reconnaissance auxquelles ils aspirent, et remettre en question un mode de gestion des ressources perçu comme peu humain, spécialement en situation de déspatialisation ;- La crise est source d’innovation . Apprendre de la crise, reconnaitre et valoriser les innovations développées durant la crise peut favoriser la résilience organisationnelle sur le long terme (Mahler, 2009).BibliographieBailey, D.E. & Kurland, N.B. (2002) A review of telework research: Findings, new directions, and lessons for the study of modern work. Journal of Organizational Behavior, 23, 383-400.Donjean, C., Hambursin, C., Lambotte, F., & Scieur, P. (2012). Vers une politique de communication interne socialement responsable en période de changement (p. 178). SPF Emploi, Travail et Concertation sociale avec le soutien du Fonds Social Européen.Fayad, F.-P., & Lambotte, F. (2012). Matérialisation et développement de l’identité collective dans une équipe virtuelle. In B. Cordelier & G. Gramaccia (Éds.), Management par projet : Les identités incertaines (p. 47‑63). Presses de l’Université du Québec.Huang, M., & Lambotte, F. (2009). An Empirical Study of Trust Building Processes in Hybrid Cross-cultural Project Groups.Mahler, J. G. (2009). Organizational Learning at NASA : The Challenger and Columbia Accidents. Georgetown University Press.Sewell, G. & Taskin, L. (2015) Out of sight, out of mind in a New World of Work ? Autonomy, Control, and Spatiotemporal Scaling in Telework. Organization Studies, 36 , 11, p. 1507-1529.Taskin, L. & Vendramin, P. (2004) Le télétravail, une vague silencieuse. Enjeux socio-économiques d’une nouvelle flexibilité . Louvain-la-Neuve: Presses Universitaires de Louvain, coll. e-Management.Taskin, L. & Dietrich, A. (2020) Management Humain. Une approche renouvelée de la GRH et du comportement organisationnel . Bruxelles : De Boeck supérieur, coll. Manager RH, 2è éd.Taskin, L. & Bridoux, F. (2010) Telework: Despatialisation as a challenge to knowledge creation and transfer. International Journal of Human Resource Management, 21 (3), 2503-2520.Taskin, L. & Edwards, P.K. (2007) The possibilities and limits of telework in a bureaucratic environment: Lessons from the public sector. New Technology, Work and Employment, 22 (3), 195-207.Taskin, L. (2010) Déspatialisation : Un enjeu de gestion. Revue Française de Gestion, 3 (202), 61-76.Taskin, L. (2002) Télétravail : Enjeux et perspectives dans les organisations. Humanisme et Entreprise , 254, 81-101.