Le Client 0. Savoir prendre soin de soi pour prendre soin des collaborateurs et des clients

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Loick Roche

92 000 abonnés ; Directeur général de GEM ; Auteur, Conférencier, Créateur de la #ThéorieduLotissement, #PaixEconomique

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Il y a, dans la marine, ce dicton : « Une main pour l’homme, une main pour le bateau ». Ce que cela veut dire, c’est très simple : toujours veiller, au cours d’une manœuvre, ou d’un déplacement, ou même immobile, à avoir une prise à sa portée. Et, parce que le marin accorde d’abord une main à sa sécurité, alors il peut accorder l’autre main au bon fonctionnement du bateau.

Plus vrai, encore, en cas de mauvais temps. Plus vrai, encore et toujours, en cas de tempête. S’accrocher à ce que les marins appellent, à juste titre, la ligne de vie. Une sur chaque bord. Pour se déplacer et, alors, pouvoir manœuvrer en toute sécurité sur le pont. 

Analogie avec les masques à oxygène dans les avions. En cas de dépressurisation, il est bien mentionné qu’il faut d’abord mettre son masque avant de porter aide ou secours aux autres personnes, y compris à ses propres enfants. 

En cas de crise, toujours d’abord penser à soi. Non pour fuir, mais pour être en état d’agir sur le pont et, ainsi, en état de prendre et d’assumer toutes ses responsabilités. Vis-à-vis des équipiers. Vis-à-vis de l’embarcation. 

Voilà pourquoi je dis, et tout particulièrement en temps de crise, en temps de tempête, que je le dirigeant, que le manager, que le chef d’équipe, doit être son premier Client ou Client 0.

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Penser pour panser le monde

Avec le Covid-19, c’est bien l’embarcation Mondialisation qui nous a débarqués ou, plutôt, jetés sans ménagement par-dessus bord. Tabarly qui avait le sens de la formule disait qu’un marin qui est éjecté, c’est un marin qui a manqué de concentration. Les plus grands marins peuvent un jour manquer de concentration. On sait comment Tabarly perdit la vie en mer d’Irlande.

Sans doute avons-nous, nous aussi, manqué de concentration. Bercés par l’illusion de notre toute-puissance, plus exactement de celle fantasmée des nouvelles technologies, des progrès de la science..., plus simplement de la mondialisation et de ses excès. Des technologies, des sciences, et une mondialisation – qui ne connaissait qu’une loi, la loi du plus fort – dont on pensait qu’elles auraient la solution à tout... 

Tout cela, aujourd’hui a pris fin. Et pour moins que trois fois rien. La mondialisation, que l’on pensait insubmersible, s’est fracassé sur quelques dizaines de nanomètres, la taille du Covid.19.

La crise sanitaire, il ne faut pas s’y tromper, est le révélateur de la fin d’un monde. Et parce que l’extraordinaire que nous vivons aujourd’hui pourrait bien devenir l’ordinaire de demain, il se peut que cette crise marque, pour de bon et seulement maintenant, notre réelle entrée dans le XXIe siècle. 

Attention, je ne dis pas que la mondialisation ne s’en remettra pas. Comme l’hydre de l’Herne, la mondialisation possède bien des têtes. Des têtes qui, bien que tranchées, se régénèrent, et même doublement. Ce que je dis, c’est que la crise – parce qu’elle nous a mis à l’arrêt (ce que l’on peut entendre d’ailleurs de deux façons), parce qu’elle nous a mis sous confinement, chacune et chacun aux fers, prisonnier de son chez-soi en quelque sorte – nous oblige à penser. Penser pour panser le monde.

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Décider et Agir

La stratégie de crise – lorsque celle-ci est d’une telle violence, d’une telle ampleur – est paradoxalement extrêmement simple : Décider et Agir.

Décider et Agir pour poser des certitudes dans un environnement anxiogène et très incertain. 

Quant aux premières décisions, elles sont tout aussi faciles à prendre. Pour une raison très simple – hors établir et très, très vite, une première mesure de ce qui arrive – surtout ne pas penser. Cela viendra. Non, appliquer les procédures. Et pour une entreprise – en cas de crise sanitaire majeure exogène à l’entreprise comme c’est le cas avec le coronavirus – celles-ci sont très claires. D’abord la sécurité et la santé des collaboratrices et des collaborateurs. Puis la sécurité et la santé de l’entreprise.

Les deuxièmes décisions exigent, elles, de penser. Au moins un peu. D’abord, prendre une plus juste mesure de ce qui se passe et des impacts possibles sur les collaboratrices et les collaborateurs dont on a assuré la sécurité, par exemple en fermant les sites, et fait basculer, par exemple et lorsque c’est possible, en situation de télétravail (ce qui permet d’assurer, pour partie et pour un temps au moins, la sécurité et la santé de l’entreprise).

Comprendre, par exemple, et dans la minute – là il ne faut pas mollir – que parler de télétravail... est en réalité un abus de langage. Contrairement à ce qu’on dit, contrairement à ce qu’on lit, la crise n’a pas mis les personnes en situation de télétravail, au sens classique, c’est-à-dire, choisi. Les collaborateurs se sont retrouvés en situation de télétravail, certes, mais sous contrainte, sous confinement et donc sous stress négatif, ce qui peut engendrer une agression psychologique. Cela n’a donc rien à voir.

Être omniprésent

On n’oublie pas, toujours Décider et Agir. 

Si vous ne le faisiez pas, alors les personnes pourraient se sentir isolées. Et il faut l’entendre au sens où Hannah Arendt l’entendait. Être isolé, ouverture à la panique, cela veut dire que plus rien ne vous relie au sol, plus rien ne vous relie au monde et là, tout peut arriver... 

Aussi, et parmi les décisions à prendre et à mettre en œuvre immédiatement, vous montrer. 

Vous montrer parmi vos collaborateurs. Être présent, un parmi eux. Vrai en temps normal, plus vrai encore en temps de crise. Vous montrer, être présent au milieu de celles et de ceux que vous dirigez est décisif. Vous poser en responsable d’un avenir commun. Cela rassure, cela donne confiance. 

Comprendre que jamais, à distance pourtant, le management de proximité n’est aussi important qu’en temps de crise. Le management de proximité, c’est revenir aux fondamentaux du management. C’est comprendre que le management, avant tout, c’est d’abord une relation physique. C’est d’abord un corps qui parle à un autre corps. Et, parce que ce management instruit une relation physique à l’autre, il permet, ici, de reconstruire des lignes de vie dans un environnement lourd de menaces mortifères.

Agir, ce peut être par des mails réguliers que vous adressez à toutes et à tous. Ce peut-être par des appels téléphoniques. Ce peut être par des rencontres et des échanges réguliers avec les équipes, via des plateformes ad hoc. Ce peut être par des temps de questions/réponses, par des vidéos... 

Agir, lorsque c’est possible, si vos équipes sont un peu conséquentes, et que vous disposez d’un management intermédiaire, c’est aussi mettre les managers, et très vite, à contribution.

Être assertif et bienveillant

La forme de vos interventions doit être assertive. Et dans les deux sens du terme. 

Par votre parole, vous exprimez une vérité de fait – vos doutes, vous les gardez pour vous. Ce que vous donnez à voir, ce doit être des certitudes. Vous savez où vous allez. Vous savez ce qu’il faut faire pour y aller. C’est cela que vous partagez avec le comment on y va. De même, vous devez aider les équipes à se projeter positivement. « On va réussir ». « On va s’en sortir et nous serons plus forts encore ». « Pas un, pas une ne manquera à l’appel au sortir de la tempête ».

Le deuxième sens du terme, c’est de savoir, dans le même temps, écouter et prendre en considération la parole des personnes. Appelons cela bienveillance, ou autre, qu’importe. L’idée, derrière, c’est de comprendre que compte la vérité de celui ou de celle qui éprouve. Ce que disait déjà Bachelard, « Le je suis est plus fort que le je pense ».

La première demande des hommes et des femmes – c’était déjà vrai en temps normal, alors vous imaginez en temps de crise – c’est d’être écoutés.

Enfin, et comme vous avez engagé votre management intermédiaire, engagez chacune et chacun. « Nous sommes tous embarqués sur la même... embarcation. » « Ce qui appelle, ici et maintenant, toutes et tous, à être à sa tâche, à être à la hauteur du moment et de ses responsabilités. » 

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Savoir donner du temps

Premier pont entre le souci que vous devez porter à vos collaborateurs et le souci qui doit être porté à vos clients, le temps. Donner du temps. Et plus encore lorsque, en temps de crise, vous n’en avez vraiment pas.

Donner ce que vous n’avez pas. Alors, parce que vous donnerez du temps, vous serez réellement présent pour les personnes à qui vous vous adressez. Alors se sentiront-elles vraiment importantes et donc, vraiment responsable du devenir commun.

Le temps c’est une drôle de chose. Parmi les personnes qui ont pensé le temps, Bergson. Philosophe, prix Nobel de littérature en 1927. Ce qu’il faut comprendre est très simple. Il y a deux grandes formes de temps. 

Le temps que je pourrais appeler le temps de l’ingénieur, le temps du politique. C’est, par exemple, le Président qui annonce le lundi 16 mars, que le mardi 17 mars à 12.00, commencera le confinement en réponse à la pandémie de Covid-19.

Et puis, il y a la durée. La durée, c’est celui qui éprouve le temps. Et le temps éprouvé, vécu, ce n’est pas le temps à l’instant t. C’est un temps qui ne suspend pas son vol, c’est un temps qui est chargé du passé. En quelque sorte, un passé qui ne passe pas. 

Pour faire passer ce temps qui ne passe pas, il faut donner une date, dire que tel jour, à telle heure, vous apporterez une réponse. Vrai pour les collaborateurs, vrai pour les clients. Question primitive, question des enfants : « Quand est-ce qu’on arrive ? » Voilà pourquoi il ne faut pas jouer avec le temps, ni des collaborateurs, ni des clients.

Délivrer des effets utiles et des solutions

Cette formulation n’est pas de moi. Elle est de Philippe Moati, économiste et directeur de l’observatoire de la société de consommation. Pensée avant-crise mais plus encore d’actualité aujourd’hui. Délivrer des effets utiles et des solutions, plutôt que des conseils à vos collaborateurs, ou des produits ou des services à vos clients, cela veut dire être présent (tiens, tiens...), être aux côtés des collaborateurs et des clients, y compris et peut-être même, surtout après les directives données aux collaborateurs, surtout après l’acte d’achat du service ou du produit par le client. Comprendre, enseignement de la crise, que le métier, désormais, c’est peut-être là que cela commence véritablement.

Cette évolution, pour la partie client – mais on voit bien comment on peut l’adapter dans le management de nos collaborateurs – c’est ce que Philippe Moati appelle passer du transactionnel, la vente-achat, au serviciel dont la définition qu’il donne est celle-ci : « Apporter des effets utiles et des solutions, être aux côtés du client pour l’aider à atteindre ses objectifs, et résoudre ses problèmes concrets. » Un serviciel qui est toujours une co-production, une co-construction avec les collaborateurs, avec les clients. 

C’est là, il ne faut pas s’y tromper, un « changement total de paradigme, car on ne se place plus du côté de ce que je gagne, la vente [s’il s’agit d’un client], mais de ce que l’autre en retire... [...] viser l’être plutôt que l’avoir » (P. Moati). 

Comprendre, et cela vaut dans ma relation aux collaborateurs et aux clients, que j’ai tout intérêt à les aider à se construire, à accroître leur autonomie, à atteindre leurs objectifs... 

Ce qui, incidemment, demande là-aussi beaucoup de temps.

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Vouloir être une partie de la solution

Il y a ce qui dépend de nous et il y a ce qui ne dépend pas de nous (Épictète). Reconnaître, et la crise ne fait pas de quartier, ses zones d’impuissance, là où on ne peut pas agir. Renoncer à ses fantasmes de toute-puissance, vouloir tout dominer, vouloir tout contrôler. Reconnaissance et renoncement qui font conditions pour agir dans ses zones de vraie puissance.

-        Agir avec et pour les collaborateurs ; agir avec et pour les clients. Aller au-delà des directives et des conseils pour les collaborateurs, aller au-delà de la vente du service ou du produit pour les clients. Mais donner de la densité aux choses que l’on fait. 

-        Délivrer des effets utiles et des solutions et accompagner les collaborateurs et les clients dans leur mise en œuvre et le suivi.

Surtout, leur donner du temps, tout le temps qu’il faut. Et cela, ça ne dépend que de nous. 

À ces conditions alors, pourra-t-on peut-être, que ce soit avec les collaborateurs, que ce soit avec les clients, réussir à poser les conditions de la résilience. C’est-à-dire : « La capacité à vivre, à se développer en dépit de l’adversité ; la capacité à reprendre un nouveau développement après un traumatisme » (Boris Cyrulnik).

À ces conditions alors, pourra-t-on peut-être, comme nous le demandait déjà Nietzsche, « Aimer son destin ». Aimer son destin, cela ne veut pas dire s’y abandonner et attendre. Aimer son destin, c’est reconnaître et accepter les faits et faire au mieux avec les moyens du bord pour résoudre les problèmes qui nous sont posés. Mieux, pour progresser.

À ces conditions alors, pourra-ton peut-être, non pas nous réinventer dans notre relation aux collaborateurs et aux clients – car se réinventer c’est toujours, en bout de chaîne, refaire du même – mais bien inventer de nouvelles formes de coopération et de solidarité.

À ces conditions alors, pourra-t-on peut-être, parce qu’il n’est pas de plus grand dessein – et comme nous y enjoignait déjà Camus – être une partie de la solution et contribuer à empêcher que le monde ne se défasse. 

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Note : Cette conférence a été donnée dans le cadre du partenariat AMARC-GEM, le 7 mai 2020.